– Je t’avertis Ernest ! T’as pas intérêt à mettre des miettes dans mon camion, c’est pigé ?
– Mais t’en as pas marre de me répéter la même chose ? Ça fait vingt ans qu’on bosse ensemble et c’est toujours la même rengaine.
– Parce qu’à chaque fois, tu me fais le coup ! On dirait un vieux qui balance des bouts de pain à son pigeon !
– Bon, ça va ! J’ai compris ! je range ma bouffe, mais si j’ai une hypoglycémie tout à l’heure, ce sera de ta faute.
-Toi, en hypoglycémie ? Je crois qu’il y a plus de sucres dans ton bide que d’outils dans la remorque !
– Ah, ah, ah ! Tu ferais mieux de regarder la route, Marcel. Manquerait plus qu’on se plante sur un arbre.
– Ben, bientôt, on n’en parlera plus de ces arbres.

Plus d’arbres. L’ambiance est plombée. Le silence s’installe dans l’habitacle et je n’entends que le murmure des miettes de pain de mon sandwich. Elles craquent sous mes godasses de chantier comme des os affaiblis et caverneux.
Encore trente minutes de route et j’obéirai aux ordres : tuer quatre-vingt-six platanes sur le bord de la D622. C’est mon job, mais m’en prendre aux vingt-quatre troncs qui m’appartiennent, ça, c’est trop dur. Ils sont malades, le champignon prolifère dans leur sève et leur corps pue la mort. Mais, les miens ont leurs racines encore fraîches, odorantes et tortueuses. Ils ne demandent qu’à me prendre dans leur bras. Ce sont mes bébés. Mes secrets.
Voilà on y est. Place au protocole. Sur le sol, j’étends le long drap blanc qui accueillera les victimes. Le linceul officiel de la grande faucheuse municipale. Je dois délimiter la zone. J’étire le bandeau rouge sang pour éviter que les badauds trop curieux ne se prennent une branche sur la tête.
Blesser les gens n’a jamais été mon truc.

Dans quelques minutes, le cri meurtrier des engins effraiera mes arbres chéris. Je dois leur parler, ils ont besoin de savoir que jamais je ne les oublierai.
Je m’approche du premier tronc marqué.

Ma première fois. Éloïse. Tu étais si belle à crier « Pitié, pitié, monsieur ! Ne me tuez pas ! « . Je me souviens avoir gravé ton prénom sur ce tronc aussi doux que ta peau. C’était un beau jour de printemps, il y avait un nid sur une des branches.
Tronc suivant. Annette. Oh ! ton corps de déesse. Blonde comme le blé, un peu sauvage, mais tu as capitulé très vite. Tu sentais la mort au bout de tes cils tellement nous étions proches.
Ah ! Marie-Carmen, la plus ancienne des filles. Ta peau était rêche et boursouflée comme celle des platanes qui renouvellent leurs tissus morts. J’ai encore l’odeur de ton écorce en mémoire. Bye !

Pauvre de moi, encore vingt et un platanes, vingt et un murmures à glisser entre ces branches. Vingt et un adieux. Et dire qu’il va falloir que je trouve un nouveau sanctuaire. Si avec ça je ne finis pas en hypoglycémie !

FIN