(4ème place au concours de nouvelles « Quais du Polar » – Edition 2016 ).

            

Ses poignets lui faisaient un mal de chien. Depuis combien de temps était-il là ? Sa mémoire lui faisait défaut. Il essaya de remettre ses idées en ordre quand soudain un officier de police entra dans la cellule.
— Suivez-moi !
Le couloir semblait interminable. Les néons lui brûlaient les yeux. Il trouvait son pantalon ample, il faut dire que d’ordinaire ses poches étaient pleines. Il regarda ses mains. Elles étaient vides. L’officier l’invita à s’arrêter.
— Vous avez droit de passer un appel, lui lança l’officier avec un léger sourire en coin.
Le policier lui tendit le téléphone. Il prit l’appareil en main. Il caressa le long fil en spirale auquel était rattaché le combiné et ferma les yeux comme pour savourer cet instant. C’était la première fois qu’il allait passer ce genre de coup de fil.


~

Assis à la terrasse de sa brasserie préférée, Boris, jeune comédien, profitait de cette fin de journée bien chargée. Il avait enchaîné trois castings, deux séances photos et quatre heures de cours de théâtre. Bien que son prénom ne laissât rien présager, Boris était du genre plutôt beau gosse. Les cheveux légèrement gominés, le jeans bien taillé et les ongles manucurés. De quoi faire bonne figure. Il n’avait pas toujours été ainsi. Adolescent boutonneux monté d’un appareil dentaire, il avait grandi avec l’idée qu’entre lui et le monde se dressait une barrière infranchissable. Lui avec son barbelé buccal et les autres avec leur aisance verbale qui les rendait si beaux. Sentir ses mots se fracasser sur l’infâme costume qui habillait ses dents, il n’en pouvait plus. C’est pour cela qu’il s’était lancé dans les cours d’art dramatique. Il voulait que les mots dansent, virevoltent et touchent le reste du monde. Il se souvenait du jour où il prononça ses premiers mots sans son appareil. C’était un jeudi pendant un cours de théâtre. Une réplique d’Hannibal Lecter : « J’ai été interrogé par un employé du recensement. J’ai dégusté son foie avec des fèves au beurre, et un excellent Chianti ». Sur la scène, ses mots avaient laissé un arrière-goût dans la bouche de ses camarades, mais une délicieuse saveur dans la sienne. Il était heureux, à sa place. Il en était certain, il deviendrait comédien et croquerait la vie à pleine dent.


Une fois par semaine, il dégustait sa « Suzanne Craquante », la spécialité des lieux. Une vraie merveille cette glace. Mais c’était une tout autre merveille qu’il aurait aimé avoir entre ses mains. Trop timide, il n’avait jamais osé aborder sa voisine de palier. La belle Charlotte. Ses longs cheveux roux et bouclés lui donnaient un air de jeune fille sage qui cachait bien son jeu. Il en était sûr. Elle lui faisait penser à la pub où cette fille court dans les champs avec son shampoing à la main. Les cheveux naturellement dorés par le soleil couchant. C’est beau, mais c’est louche. Franchement, quelle fille irait se balader en pleine campagne, vêtue d’une robe légère et d’un deux en un ? À moins d’avoir envie d’un démêlé avec le vilain méchant loup. Coquine Charlotte. En secret, il imaginait passer des soirées entières à la dévorer des yeux.
Mais pour l’heure, la seule compagnie dont il pouvait jouir était celle de son smartphone toujours accroché à la main. Attendant qu’on le rappelle pour un casting ou un tournage, Boris ne le lâchait jamais. Même pour aller pisser. Depuis le dernier grand saut de son smartphone dans l’urinoir et le passage en caisse pour en réparer l’écran, il était devenu adepte du « je suis un mec, un vrai, mais je pisse assis ». Fini, le regard furtif de son voisin sur son engin, c’est connu les hommes comparent toujours leur équipement. Terminé aussi les tentatives vaines pour viser juste. On le sait, Popol n’en fait qu’à sa tête. Le trône sur les toilettes, Boris se disait que les filles avaient tout compris. Être assis permettait surtout de consulter ses mails tout en pissant. Et ça, ça plaisait à Boris.


Ah ! que les Toulousaines étaient belles. Leur jupette semblait aussi serrée qu’un bon café et leurs cuisses qui foulaient le parvis de la place, hum ! délicieuses. Certaines avaient le pas pressé et la même démarche. À un détail près. La longueur du talon. Moins de quatre centimètres : je vais chercher les gosses à la garderie et je passe prendre le pain. Plus de quatre : je rejoins mon amant avant de récupérer les gosses. Moralité : ne faites jamais confiance aux talons hauts.


Cette histoire de chaussures lui rappelait la jeune fille qu’il avait croisée sur le parvis de l’église Saint Sernin. C’était un enterrement. Elle venait de perdre son père. Elle pleurait, il lui tendit un mouchoir, elle le remercia. Boris tomba sous le charme. Il fallait la revoir. Les probabilités qu’il puisse la croiser à nouveau ici étaient minces. À moins de dézinguer un membre de sa famille. Ainsi elle reviendrait à coup sûr à l’église. Mais il allait enchaîner sept semaines de tournage dans le Cantal, c’était trop juste côté timing. Il lui demanda donc son numéro. Elle lui sourit. Leur histoire ne durera pas. Elle aimait porter des talons aiguilles. Le détail qui tue.
Depuis sa terrasse, Boris se plaisait à observer les « selfieuses » en série qui se mitraillaient à longueur de journée sur la place du Capitole. Il avait beau être là à les observer, aucune d’elles ne venait lui picorer dans la main, trop occupées à se photographier les lèvres tendues vers l’objectif. Des milliers de bouches en cul de poule défilaient devant lui. De belles poules, de vieilles poules et des poules de luxe. Boris préférait se rabattre sur les hashtags de son compte twitter, histoire d’augmenter son e-popularité.
Boris saisit son portable, le porta à sa bouche et lui chuchota :
   — Siri, dis-moi si ce soir il y a une soirée dans le quartier.
   — Boris, ce soir, il y a…trois soirées. Une spéciale Salsa, tapas et musique à volonté. Une autre autour d’un débat sur l’identité régionale et un speed dating réservé aux lesbiennes militantes.
   — OK Siri. Merci.
   — À votre service Boris.
Vu le programme, Boris savait qu’il finirait la soirée devant sa télé à mater de vieux films en V.O.
   — Siri, appelle Pizza Dexter…
C’est ainsi qu’il avait entré le nom dans son répertoire. La tête du livreur de pizza lui faisait penser au comédien de la sitcom. Ce flic tueur en série. Un rôle qu’il aurait voulu endosser. Mais à part des pubs pour boulettes de viandes ou des seconds rôles, Boris n’avait pas encore eu le saint Graal qui l’aurait propulsé en haut de l’affiche et probablement dans les bras de la belle Charlotte.
Tout en léchant ses doigts imprégnés de glace et de chantilly, il fit un signe au serveur pour lui demander l’addition. Après quelques longues minutes d’attente, le serveur arriva. Il avait dû slalomer entre les tables, les plateaux et les passants qui prenaient la terrasse pour un raccourci vers la Rue Saint-Rome. Boris lui tendit son smartphone pour payer l’addition. Il avait aussi une application pour ça. La pizza était commandée, le programme télé vérifié, il était temps pour lui de rentrer, histoire d’arriver avant le scooter de Dexter.


Comme à son habitude, Boris longeait les quais et admirait les vieux ponts toulousains. Perchés sur la Garonne, il se disait qu’ils avaient dû en voir des choses, une fois la nuit tombée. Des crimes crapuleux entre prostituées, il y en avait eu ici. Des sorties de boîtes un peu trop arrosées aussi. Mais le summum pour Boris était ce pitoyable cadre sup qui avait tenté d’en finir en plongeant du haut d’un de ses ponts. Tout ça parce qu’il n’avait pas supporté la critique mal placée d’un collègue de bureau. Le saut de l’ange à cravate aurait pu passer inaperçu s’il n’avait pas fini sur le dos d’un bateau croisière qui passait au même moment. Fracassé contre le toit transparent de l’engin, il s’en sortit avec de multiples fractures et la honte de ne pas avoir prévu qu’on évite de se suicider en période touristique. Franchement, y a des applis pour ça. Boris esquissa un dernier sourire et continua sa route. Il arriva près de la porte de son immeuble. Encore fermée.
   — Merde, le code de ma porte, c’est quoi déjà ?
   — 2803F. Boris.
   — Merci, Siri. T’es un chef !
   — À votre service Boris. Je garde tout en mémoire.


Affalé dans son canapé acheté d’occasion sur le Net, merci, Siri, pour le tuyau, Boris hésitait entre se ronger les ongles ou finir les restes de sa pizza. Sa mère lui répétait sans cesse qu’il ne fallait pas laisser traîner les croûtes de pizza sur la table. Ça ne se faisait pas. Il opta pour les ongles. Non pas pour apaiser ses angoisses, mais l’idée de pouvoir ronger une partie de soi-même et de la voir se régénérer le fascinait. En vérité, trois choses le fascinaient dans la vie. Jouer la comédie, il y travaillait. Bouffer ses ongles, presque terminé. Et posséder un smartphone. Il était ce que l’on appelle un nomophobe. Ceux qui en souffrent ne peuvent se passer de leur téléphone. Si cela devait arriver, une panique et un sentiment de désespoir extrêmes pourraient s’emparer du sujet. Notre cher Boris était tout bonnement boosté à la « e-dopamine », cette nouvelle forme d’hormone du plaisir à porter de main. Il n’y avait pas un jour sans que l’application de commande vocale de son smartphone ne soit activée. Vérifier les horaires du métro ou la météo, appeler son impresario, connaître les dernières critiques de films…autant de mission pour Siri, l’acolyte.
Il vérifia les dernières offres de casting sur son téléphone quand il entendit du bruit dans le couloir. Il s’approcha de la porte et posa silencieusement son œil sur le bord du judas. Le trou par lequel il observait le couloir lui donnait ce pouvoir d’épier sans être vu. De l’autre côté, à travers ce petit orifice, Charlotte, la belle Charlotte se tenait debout devant son palier. Beauté divine. À ses côtés apparut un homme d’une quarantaine d’années.
   — Putain, qui c’est celui-là ? Sa tronche me dit quelque chose.
Boris observa tout en finissant son dernier ongle. Vision d’horreur, le mec en question enlaçait Charlotte. L’effet fish-eyes du judas rendait la scène encore plus oppressante. Un instant, Boris s’imagina regarder à travers un fusil à lunette. L’œil pointé sur le crâne de ce mec, le doigt posé sur la gâchette et splash ! Mais la vision d’horreur qu’il aurait infligée à sa belle Charlotte l’ennuyait. Il aurait bien tenté de lui tirer une balle dans d’autres conditions, mais il ne connaissait pas vraiment ce mec. Il aurait fallu le suivre, repérer ses habitudes et trouver un lieu propice au tir. Et puis, la seule arme de ce genre dont il disposait dans son appartement était le fusil de sa console de jeu.


Pour l’heure, il ne lui restait que ses fantasmes pour assouvir le dégoût qui montait en lui. Un relent de pizza qui lui donna un goût amer dans la gorge lui rappela tout à coup où il avait déjà vu cet homme. Il s’agissait de Karl Duchoir, un célèbre critique gastronomique. Que foutait-il ici ? Les talents de cuisinière de Charlotte n’étaient probablement pas la raison de sa présence. Boris se souvenait les multiples fois où il sentait l’odeur du brûlé émanant de l’appartement de sa belle. Combien de fois était-elle venue demander à Boris, un ouvre-boîte, un plat à tarte ou un peu de crème fraîche ? Et même un jour, du papier toilette. Mais ça, il essayait de ne plus y penser.

La première fois qu’il était entré dans son appartement, c’était équipé de son extincteur. Elle avait fait cramer son cassoulet. Elle n’était pas de la région et essayait de s’intégrer. Personne n’est parfait. C’est ce jour qu’il découvrit ce qu’elle faisait dans la vie. Elle était photographe culinaire. Une sorte de revanche sur la vie pour cette piètre cuisinière. Elle adorait saisir la beauté d’un plat avec son objectif et quand elle en parlait, Boris s’y croyait. Tous les détails, oh ! combien il aimait les détails, rendaient ses propos encore plus délicieux. De sa bouche sortaient des mots d’une légèreté exquise et Boris aurait voulu saisir ses lèvres pour y goûter. Mais elle et lui n’étaient pas prêts à partager la même assiette. Charlotte le voyait surtout comme un voisin sympa qui la dépannait souvent et qui savait l’écouter. Combien d’heures avaient-ils passées à parler de palier à palier ? Lui assis sur son paillasson gravé d’étoiles façon Hollywood et elle sur le sien où l’on pouvait lire « bon appétit ».
Mais ce soir, c’était un tout autre duo qui occupait l’étage. Comment osait-il piétiner son paillasson de la sorte ? La seule empreinte de godasse qui pourrait s’y inscrire serait celle de Charlotte, la starlette du cinquième.
Et pourquoi se laissait-elle enlacer de la sorte ? Et ce ricanement de bécasse ? Ce n’était pas à son habitude.
Il était hors de question de rester sans réponse. Boris mit Siri en poche, saisit sa boîte à pizza vide et ouvrit la porte de son appartement. Surprise et quelque peu gênée, Charlotte interrompit son étreinte. Elle remit en place sa coiffure. Elle essaya de dissimuler une tache de vin sur sa robe. Boris comprit que la soirée avait été fort arrosée.
   — Euh, bonsoir, Boris.
   — Bonsoir, Charlotte.
Boris fustigea du regard celui qui avait osé piétiner ses étoiles. Il se racla la gorge et regarda les chaussures du fameux Karl, histoire de lui dire de dégager du paillasson. Il aurait bien pissé sur le tapis pour délimiter son territoire, comme le font les chiens, mais Boris ne savait plus pisser debout.
   — Soirée pizza ?
Karl essaya de détendre l’atmosphère.
   — Ouais !
   — OK…bon ben, merci Charlotte pour cette belle soirée. On remet ça quand tu veux.
   — Oui, avec plaisir.
Karl regarda Boris planté sur place, sa boîte à la main.
   — Bon, ben, j’y vais.
   — Moi aussi, je descends. Aux poubelles.
Boris appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Silence. Les deux hommes attendaient. L’un avec sa boîte à pizza. L’autre, un gros bouquin en main. Boris avait envie d’en savoir plus.
   — Comment vous faites pour emballer si vite ? Moi, ça fait huit mois que j’essaie de…
Karl coupa net les derniers mots de Boris.
   — Eh bien, mon gars, sachez qu’il n’y a pas de recette. L’essentiel est de toujours cuisiner au bon moment. Et elle, faut dire qu’elle ne m’a pas trop fait mijoter. Je suis critique gastronomique, elle s’appelle Charlotte, je lui ai dit qu’elle était à croquer. Enfin vous voyez le tableau. Elle est passée à la casserole. En même temps, un thon pareil ça s’mange cru !
Putain d’enfoiré, avec son air satisfait et son sourire narquois, Boris n’avait qu’une envie. Le tabasser et le ramasser à la petite cuillère. Comment osait-il parler de cette charmante petite voisine qui avait tant de fois ébranlé le cœur de Boris ? Comment cet individu mondain, ce critique qui remplissait les unes des plus grands magazines gastronomiques pouvait-il lâcher des mots aussi vulgaires ? Comment cette bouche qui avait si souvent goûté aux mets les plus délicieux de la planète arrivait-elle à parler ainsi de la plus succulente des Charlottes ? Cette conversation de couloir, enfin de cage d’ascenseur, donnait la nausée à Boris. Il avait envie de vomir sa pizza.
Rez-de-chaussée. La cage de l’ascenseur se mit à l’arrêt. Habituellement la secousse ne dérangeait pas Boris. La porte s’ouvrit d’un coup sec et aucune autre issue n’était envisageable. Il venait d’être vexé. Il fallait effacer cet affront et honorer celle qui hantait ses nuits. Il détestait les critiques faciles.
   — Allez, ça me fait plaisir ! Voici un exemplaire de mon dernier recueil de critiques. Un bon bouquin qui a fait mordre la poussière à plus d’un chef !
Boris regarda le livre, en effet, il avait dû se lâcher côté critiques, il était fort épais. Ça lui rappelait ces annuaires que les flics ripoux des films utilisaient pour tabasser les suspects sans laisser de traces. Il saisit le livre dans ses mains, le regarda, le soupesa et fracassa la tête de Karl. Et là, pris d’une espèce de plaisir impulsif, il le roua de coups. La violence dont faisait preuve Boris l’avait envoûté. Son visage gonflé par la haine se raidissait à chaque coup porté. Pas un son ne sortait de sa bouche, mais son regard en disait long. Le corps inanimé de Karl semblait danser au rythme des va-et-vient de son bouquin. Boris commençait à en sentir la cadence. BAM ! BAM ! BAM ! BAM ! Pas mal. Ça change des musiques d’ascenseur.


Qui aurait cru qu’il y aurait tant d’action entre le cinquième et le rez-de-chaussée ? Habituellement, Boris s’ennuyait dans cette cage de fer. Il se souvenait les jours où il croisait le couple du troisième. Il se demandait comment cette gonzesse pouvait bien partager sa vie avec un mec pareil. Le genre de gars à se racler les dents sur le rebord d’une poubelle. À peine son bonjour lancé que l’air de la cage d’ascenseur s’imprégnait de sa puanteur. Et elle, belle comme une fleur fraîchement coupée. Toujours tirée à quatre épingles. Impeccable. Le sourire timide et retenu qu’elle lui lançait parfois laissait penser à Boris qu’elle n’était pas si comblée que ça.
Et le petit garçon du premier avec son cartable Spiderman et ses questions sans fin.
   — Dis, Boris tu le connais Spiderman, tu l’as déjà vu sur un tournage ? Allez, dis-moi ?
   — Mais voyons Samuel, laisse-le tranquille.
Hum, quant à la mère du petit Spiderman, il l’aurait bien prise dans ses filets…
Bam ! Un dernier coup pour la gloire. Côté quatrième de couverture cette fois-ci, histoire de lui flanquer sa tronche de cake en pleine face.
Boris l’observa le temps de reprendre sa respiration. Il ne bougeait plus. Il s’approcha de son visage. Pas un souffle. Il était bel et bien mort, et ce, sans une goutte de sang. Ça convenait à Boris. Il n’aurait pas aimé rajouter du travail de M. Ten, le concierge de l’immeuble. Boris l’appréciait. Il analysa la situation en regardant autour de lui. Un bouquin, un cadavre, une boîte à pizza et un mec qui n’aime pas les critiques. Un vrai scénario de scène de crime.
Le son d’un bip ramena Boris à la réalité. Quelqu’un venait d’appeler l’ascenseur.
Affolé, regardant le corps de Karl, il fit trois tours sur lui-même.
   — Putain ! Comment on se débarrasse d’un corps ?
   — Pouvez-vous préciser ? Souhaitez-vous vous en débarrasser proprement ? Rapidement ?
Boris resta figé. D’un geste hésitant, il plongea la main dans sa poche et en retira son smartphone. Il le regarda, intrigué et remarqua que l’application Siri était encore en marche. Il cligna des yeux et fronça les sourcils. Le smartphone continua de parler.
   — Je n’ai pas compris votre réponse…
Boris regarda le voyant de l’ascenseur.
   — Euh…rapidement !
   — Alors si mes données GPS sont exactes, l’endroit le plus approprié est…le local à poubelles dans la cour intérieure.
   — Putain, Siri, je t’aime !
   — Je ne suis pas habilité à partager cela, Boris.
   — Ouais, mais quand même ! J’ai envie de t’embrasser là !
   — L’ambiance serait électrique…au sens propre du terme.
Boris sourit, posa le bouquin et la boîte à pizza sur le corps de Karl avant de le déplacer. Il le traîna jusque dans la cour intérieure. Le lieu était sombre. Le pavé à peine éclairé par la lune luisait et contrastait avec le regard sans vie du critique gastronomique. Sur le sol, le claquement des talons des chaussures de la victime se faisait de plus en plus rapide. Pour Boris, il était question de faire vite. Il ouvrit le local à poubelles se baissa pour relever Karl et le posa devant un bac. Celui du recyclage. Il se dit que ce genre de crapule ne méritait pas une nouvelle vie. Il le déplaça donc vers le bac des déchets ménagers.
Boris reprit sa respiration, se frotta le front et jeta un œil vers le hall. L’ascenseur venait de terminer sa course. Heureusement, personne ne se dirigeait vers la cour. Il aurait été dommage d’interrompre ce succulent moment de grâce. Boris venait de massacrer un homme avec acharnement alors qu’il était juste question de descendre les poubelles. Il trouvait que cette soirée prenait une tournure fort intéressante.


Assis sur le pavé, Boris admirait son œuvre. Le corps inerte de Karl gisait entre les poubelles. La tête inclinée, il l’observait presque tendrement. À l’image des réalisateurs, Boris forma un cadre avec ses mains. Il se décala légèrement pour mettre en valeur le sujet principal. La lueur de la lune rendait la scène encore plus dramatique. Boris venait d’endosser son plus beau rôle. Il maîtrisait tout. Le scénario, l’éclairage, la mise en scène et le casting. Dans le rôle de la victime, il y avait Karl.
Boris aperçut un rat près du bac. Il ne broncha pas. Le rat s’approcha et monta sur le corps de Karl. Il le renifla comme s’il avait déjà senti l’odeur de la mort. Boris regarda son smartphone.
   — Savez-vous cher Karl qu’il y a autant de rats que d’êtres humains sur terre ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Google. Regardez-le ce petit rat, il vient vous rendre hommage. Et oui, grâce à vos critiques aiguisées, les plats finissent aux poubelles et les rats se régalent. Imaginez la scène chez la famille Ratounet.
   — Hum, maman j’adore ce soufflet aux cèpes ! Mais je n’aime pas trop ce critique.
   — C’est pas grave, tu peux le laisser sur le bord de l’assiette mon petit raton chéri.
Boris chopa un fou rire qui dura une bonne minute. Puis d’un coup, il stoppa net.
Il regarda Karl de bas en haut comme un boucher regarderait sa bête avant de la découper. Il l’aurait bien vidé de ses tripes, mais le seul objet contondant en sa possession était ce bouquin. Il l’ouvrit, le feuilleta et se mit à lire un passage à haute voix.
   — « Le pâté de tête carbonisé sur les côtés et ramolli en son cœur laisse à désirer… » t’es gonflé toi ! T’as vu ta tronche, t’es pas mieux. Il lui secoua la tête en saisissant son visage par le menton. Hein, une fois mort, on fait plus le malin ? Allez souris ! Il le lâcha brusquement. Le corps de Karl bascula sur un sac à ordures posé sur le sol. Des boîtes de sardines en sortirent.
   — Des sardines, mon pote. Alors on n’est pas « trop serré » Patrick, si tu vois ce que je veux dire ?
   — « Ah ! ce qu’on est serré au fond de cette boîte, chantent les sardines, chantent… »
   — Ta gueule Siri !
   — Désolé, je pensais que vous vouliez shazamer un titre.
Boris reprit sa lecture.
   — « La mousse au chocolat noir sur son sablé breton, une tuerie ». Une tuerie ? Mais c’est tout juste mon cher Karl, une tuerie. Vous venez de jouer le rôle de votre vie et il faut dire qu’il vous va à ravir. Hum, je commence à aimer ce mec.
Boris leva la tête vers le ciel et remarqua que seules trois fenêtres de la cour intérieure étaient éclairées. Ses voisins vaquaient à leurs occupations alors qu’un crime venait tout juste d’être commis. Et quel crime. Pour Boris, il était à point. Limite saignant. Il respira l’odeur de son meurtre fraîchement commis. Il caressa le sol de sa main gauche, la droite tenait à son habitude son smartphone. Il chuchota.
   — Sous les pavés, le crime !


Pas un bruit. La cour était silencieuse. Il ne l’avait jamais remarqué. D’ordinaire, il la traversait pour y balancer ses poubelles et basta. Mais ce soir, il s’imprégna de ce silence pour en saisir la musique. Boum, boum ! Boum, boum ! Son cœur jouait son refrain préféré, celui de la satisfaction. Cette musique lui rappelait sa grand-mère, mamie maïs. Il passait tous ces dimanches à l’écouter jouer du piano. Elle lui préparait souvent du pop-corn au micro-ondes. Ting ! Assis à ses côtés, il le dégustait en la regardant faire glisser ses doigts sur les touches. Cette mélodie s’est arrêtée un jour d’automne. Mamie maïs avait chuté dans l’escalier. Ting ! Triste épreuve pour Boris alors âgé de 9 ans. Pour détendre l’atmosphère au crématorium, il avait discrètement glissé du pop-corn dans le cercueil de mamie. Ting ! Personne n’avait ri.
Bip. Le niveau de la batterie de son smartphone indiqua à Boris qu’il était temps de rentrer à l’appartement.
   — Navré Karl, mais les bonnes choses ont une fin.
Boris souleva le corps de Karl et le jeta dans le bac à ordures.
Il se dirigea au fond du local. Il saisit le récipient d’eau de Javel posé sur l’étagère. Le concierge était du genre plutôt ordonné. Boris l’appréciait aussi pour ça.
   — Alors, Siri, dis-moi d’où vient le mot Javel ?
   — L’eau de Javel tire son nom de l’ancien village de Javel. Les blanchisseuses l’utilisaient pour leur linge… au XIXe siècle, on étudia ses vertus médicales et pharmaceutiques. Son large spectre microbien en fait un allié redoutable contre la propagation des maladies…et permet d’effacer toute trace d’ADN…
   — Ah ben nous y voilà ! Continue Siri.
Tout en l’écoutant, Boris aspergeait délicatement le corps de Karl en insistant sur le visage et les mains. Il observait avec attention le bouillonnement des petits cratères qui se formaient sur la peau du cadavre. Les muqueuses buccales et les yeux de Boris commençaient à réagir aux effets de l’eau de Javel. Fin du spectacle. Il décida de rentrer chez lui.


Que faire des vêtements ? Il devait effacer toutes preuves qui pourraient le lier à la mort de Karl. S’il avait su qu’il ne descendrait pas que les poubelles aujourd’hui, il se serait habillé autrement. Un vieux tee-shirt et un jogging auraient fait l’affaire. Pas question pour lui de redescendre au local pour les jeter. Il s’en débarrassera plus tard. Il les cacha dans son sac de sport.
Il était temps de se laver de tout soupçon. Boris prit une douche chaude. L’eau s’écoulait le long de son corps. Il aimait ça. L’odeur de la javel commençait à lui monter au nez. Il saisit son gel douche et se l’appliqua vigoureusement sur la peau. L’odeur d’abricot qui s’en dégageait lui rappela sa maison d’enfance. Il n’y avait pas de douche à l’époque, mais une belle baignoire en fonte et bien sûr du gel douche à l’abricot. Lui et son frère en raffolaient. Son frère cadet était plutôt timide et calme. Un jour où ils jouaient ensemble dans le bain, Boris fut contrarié par son frère. Une histoire de gant de toilette. Pas grand-chose à vrai dire, un détail. Mais Boris avait déjà le souci du détail. Il saisit son frère par la tête, la lui plongea dans l’eau. Alors que le petit se débattait comme il pouvait, Boris remarqua que les va-et-vient de son corps faisaient mousser le bain. Il en fut ravi. C’est depuis ce jour qu’il aime faire mousser son bain. Mais l’heure n’était pas aux enfantillages, il lui fallait agir en adulte et terminer sa douche.


L’odeur du café, un morceau de jazz et une biscotte au beurre de cacahuète, voilà le rituel matinal de Boris. Rien ni personne ne pouvait l’empêcher de déguster ce moment. Mais aujourd’hui, au petit déjeuner Boris voulait être aux premières loges pour assister au spectacle. Il était l’heure. Boris ouvrit sa fenêtre qui donnait sur la cour intérieure et regarda en bas. 6h05 précises. Jamais en retard. Chaque mardi et jeudi, le concierge de l’immeuble sortait les bacs. Le mardi était le jour du recyclage et aujourd’hui, le jour des déchets ménagers.
Boris regarda le bac et chuchota tout en soufflant sur son café :
   — Bye, bye, Karl…
Il fut soulagé de voir partir ce corps. Dans quelques minutes, il allait finir écrasé par les lames du camion-poubelle, aplati comme une crêpe. Boris a toujours aimé les crêpes. Il ressentait une sorte de pincement au cœur en le voyant partir. Il regretta ce départ discret qui ne lui permettrait pas de se vanter de son geste. Boris comprit alors la solitude des tueurs en série. Il n’y avait que lui et son smartphone.
   — « Tueur en Siri » ! Trop drôle.
   — Pardon, Boris, mais je n’ai pas compris votre question.
   — Non, rien Siri, je faisais une blague.
   — Je ne suis pas programmé pour faire des blagues, les blagues sont souvent vulgaires.
Deux heures plus tard, accroché au téléphone, Boris discutait du dernier film de Woody Allen.
   — Ce mec est tordu quand même, t’as vu son scénar’ ?
   — Mais non Boris, tu piges rien !
   — Attends ! tu vas pas me dire que t’as aimé ?
   — Ben, si je te le dis ! J’ai adoré la scène où…
Boris était toujours en ligne, mais son attention venait de se porter ailleurs. D’ordinaire, les poubelles sont rentrées. Et là, la porte du local était restée ouverte. Étrange.
   — Ouais, ouais ! c’est ça ! Bon, écoute faut que je te laisse, j’ai un double appel.
Boris raccrocha sec et s’empressa de consulter Siri.
   — Siri, quelle est l’actualité dans mon quartier ?
   — La météo est clémente, le bar « Chez Marc » est ouvert, le club de natation des Pingouins Juniors reçoit à domicile Les Petites Marmottes et…une grève des éboueurs vient d’être annoncée suite à l’agression d’un employé par un rat. La onzième ce mois-ci.
   — Putain ! Fais chier !
Boris faisait les cent pas dans son appartement. Qu’allait devenir le bac à ordures ? Resterait-il dehors dans la rue, au risque d’être renversé par une horde de rats friands de cadavres ? Les nouvelles allaient vite chez les rats et le petit Raton de la veille avait sans doute lâché le morceau. Ou bien le concierge allait-il remettre le bac dans le local ? Boris n’avait pas prévu ce genre de détails et ça le mettait hors de lui. D’ordinaire, le détail c’est son affaire.
   — Le réel n’en fait qu’à sa tête, il est capricieux, imprévisible ! Rien ne vaut la vie sur les planches. Jouer la comédie. Voilà ce que j’aime ! Avancer pas à pas tout en connaissant la fin. Un chemin bien tracé. Pourquoi ai-je plongé tête baissée dans l’improvisation ?
Boris perdait la face. Il essayait de se remémorer les faits.
   — La pizza, le paillasson, l’ascenseur… euh voyons, le bouquin, BAM ! Le bac, le gel douche, la javel…non, la javel puis le gel douche ! Bordel, Boris, t’as jamais oublié un seul scénario, allez un dernier effort !
Boris observait la feuille de papier posée sur la table basse. Le crayon à la main il attendait de trouver l’inspiration. Quelle fin allait-il écrire pour ce rôle qu’il venait de jouer malgré lui ? Une fin héroïque ?
Grâce à lui les rats avaient quelque chose à se mettre sous la dent et ne s’en prendraient plus aux éboueurs ? Finalement cette mort aura été d’utilité publique.
Ou une fin fluviale ?
Un saut du haut d’un pont toulousain. La saison touristique étant terminée, l’idée fut intéressante. Mais finir en fait divers ne le tentait pas.
Une fin participative ?
   — 21 occupants dans l’immeuble. Cinq étages. À raison de 10 minutes par étage…combien de temps pour tous les tuer ?
   — 55 minutes environ. Moins si vous prenez l’ascenseur Boris.
   — Oui, mais ça sous-entend qu’ils seraient tous là…
   — Je ne peux pas répondre à cette question. Voulez-vous que je les appelle, Boris ?
   — Non, Siri, laisse tomber.
Il opta pour une fin discrète. Un rôle de figurant dont le nom ne serait même pas cité au générique. Il n’a rien vu, rien entendu. Il décida donc de laisser faire le destin et de ne pas intervenir.


Plus tard, le destin frappa justement à sa porte. Les occupants de l’immeuble venaient tous d’être interrogés par la Police. Le tour de Boris arriva.
Il ouvrit la porte. Sur le palier d’en face Charlotte se faisait interroger. Elle paraissait inquiète et troublée. Se doutait-elle de quelque chose ? Ou craignait-elle pour son propre sort ? Après tout, elle aussi avait passé la soirée avec Karl et elle avait pas mal picolé.
Un second officier de police se posta sur le paillasson de Boris. C’était le genre de fonctionnaire qui abusait des croissants et de la rillette. Les boutons de son uniforme semblaient avoir du mal à résister à la pression exercée par son bide. L’odeur de la clope mélangée à celle de sa transpiration gêna profondément Boris.
   — Bonjour Monsieur, Police nationale.
   — Un chewing-gum ?
   — Pardon
   — Non rien.
   — Nous enquêtons sur un homicide. Avez-vous entendu quelque chose cette nuit ?
   — De mémoire, je ne vois pas.
Il regarda discrètement Charlotte. Il se demandait si elle avait évoqué la venue de Karl chez elle.
   — L’immeuble était plutôt calme, n’est-ce pas Charlotte ?
   — Oui, pas un bruit. Comme je vous le disais monsieur l’agent, j’ai passé la soirée…seule.
Elle en avait donc dans les tripes. Il le savait, la jolie rousse cachait bien son jeu. Elle et lui étaient à présent unis par le secret. Boris voyait là une ouverture.
   — Ça tient toujours notre soirée ciné demain ?
   — Euh…oui…oui.
Les officiers de police se regardèrent. Les individus leur paraissaient suspects. On venait de leur annoncer qu’un homicide avait eu lieu et ils planifiaient tranquillement leur soirée. Le flic regarda par-dessus l’épaule de Boris en direction de l’appartement. Il aperçut les croûtes de pizza qui traînaient sur la table. Il repensa alors à la boîte qui se trouvait dans le local. Boris s’en aperçut. Il se dit qu’il aurait dû écouter sa mère, on doit toujours écouter sa mère. Putains de croûtes.
   — Les pizzas, vous en mangez souvent ?
   — À vrai dire, oui. Deux à trois fois par semaine. Pourquoi ?
   — Pour rien.
L’officier regarda Charlotte et Boris, glissa lentement sa main le long de son uniforme.
   — Je vous laisse ma carte. Si quelque chose vous revient, appelez-moi.
L’officier s’aperçut qu’il ne lui en restait plus qu’une. Il la tendit à charlotte.
   — Attendez !
Boris s’absenta quelques secondes pour récupérer son smartphone sur la table. Il se posta devant l’officier et ouvrit une application.
   — Je vais scanner votre carte comme ça je ne perdrai pas vos coordonnées.
   — La technologie me surprendra toujours.
   — Voilà ! c’est fait.
Boris remit la carte à charlotte. Elle n’avait pas d’application pour ça.
L’interrogatoire semblait toucher à sa fin. Boris, piqué par la curiosité, ne put s’empêcher d’interroger l’officier.
   — Et ce cadavre, on peut savoir de qui il s’agit ? Il habitait l’immeuble ?
   — Non. Sa carte d’identité nous indique qu’il n’était pas du quartier.
   — Et vous avez une piste ?
   — Le corps a été caché dans le bac à ordures et le meurtrier semble avoir négligé quelques détails.
   — Souhaitez-vous que je cherche un nouvel endroit où cacher le corps, Boris ?
                                                             ~
Le policier lui tendit le téléphone. Il prit l’appareil en main. Il caressa le long fil en spirale auquel était rattaché le combiné et ferma les yeux comme pour savourer cet instant. C’était la première fois qu’il allait passer ce genre de coup de fil. Du bout de son index, il frôla les touches de l’appareil. Il pouvait sentir leur épaisseur. Il n’avait aucun numéro en tête, tout était répertorié dans son smartphone. Qui pourrait-il appeler ? Il regarda la touche Bis. Elle était belle. Il ne put résister. Il appuya dessus. Bip… bip… au bout du fil…peut-être Siri ?


FIN

 

 

Virginie LLOYD

Quelques liens utiles : 

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