Certains racontent qu’il faut prendre son temps. D’autres préfèrent se laisser aller par le vent. Moi, j’aimerais foncer ! Ne pas attendre ! Pourquoi Dame Nature devrait décider pour moi ? Je veux partir maintenant pour le grand voyage nautique.
Les soirs d’été, longtemps j’ai écouté les bavardages de ceux d’en haut. Ceux déjà prêts à partir. Ceux peints par la douce lumière du soleil toulousain.
Mais ici-bas, à l’abri, à l’ombre, me voilà à attendre mon tour.
Pour me garder plus longtemps près d’elle, ma mère se dévouait corps et âme en me couvrant de ses grandes branches maternelles. Elle, qui est partie depuis longtemps déjà. C’était un jour de septembre. Le soleil avait généreusement doré sa robe jadis vert émeraude. Aussi verte que les eaux du Canal. Ces eaux qui gorgent nos racines le long des chemins de halage.
Nous, les feuilles de platanes, nous ne sommes que d’humbles passagers qui attendent le grand voyage. Des passagers jaloux de ces eaux douces qui, par nature, goutent à la liberté. Ces eaux du Canal, je les connais bien. Elles m’ont enlevée ma mère. Perchée là-haut, je l’ai vue s’envoler…vers le bas. J’ai vu ma mère nourricière toucher l’eau divine si délicatement que l’espace d’un instant, j’ai presque aimé cet enlèvement. Suspendue à ma branche, je l’ai regardée s’éloigner sans pouvoir broncher. Elle, qui depuis longtemps, s’était faite à l’idée de me quitter. Déjà, ce matin-là, elle sentait que son tour arrivait. Sur sa robe marron, l’aube avait déposé quelques gouttes de rosée. Elles brillaient de mille feux. Puis d’un geste délicat et heureux, ma mère se laissa tomber.
« N’aie crainte, ton jour viendra mon enfant ».
La voilà voguant sur les eaux.
On raconte que ces eaux sont douces et rondes comme les courbes du Canal. Qu’elles vous enlacent et vous disent sagement combien elles vous aiment. En bas, à fleur d’eau, les demoiselles s’invitent au voyage. En se posant sur nous, leurs ailes s’amusent à nous chatouiller. Les demoiselles, pas celles du Pont mais celles des airs.
Des ponts, on en croise plus d’un sur ce Canal. Sous leur voute, on se sent tout petit et tellement à l’abri. Mais avant de pouvoir flâner à l’ombre de ces géants de pierre, il nous faut franchir tant d’obstacles. On raconte qu’avant de passer le vieux Pont Neuf, les grands dégueuloirs vous usent jusqu’à la racine. Une fois digéré, c’est en piteux état que vous sortez. Et s’il vous arrive de survivre, alors savourez votre modeste victoire. En quête d’un peu de répit, espérez être emporté sur le bord du fleuve, côté Prairie des Filtres. Il parait que son quai est un havre de paix.
Les eaux toulousaines sont si surprenantes. D’un Canal, doux et paternel, vous voilà jeté dans les bras de la belle et fougueuse Garonne. La déesse. Celle qui nargue les eaux douces des canaux. Entre ces deux eaux, des platanes centenaires regardent le temps faire son chemin. Inondations, tempête, va-et-vient des monstres flottants. Quel spectacle.
Certaines feuilles échouées sur le pont des péniches ont pu gouter aux saveurs des vins venus d’ailleurs. Mélangées au sang de ces vieilles barriques percées, ces feuilles ont fini leurs jours mouillées par l’ivresse. Les barriques et nous, ne sommes pas faits du même bois. Façonnées par la main de l’artisan, elles passent de quai en quai pour satisfaire la soif des troquets toulousains.
Nous, on nous laisse ici, tels de majestueux rois déployant nos ramures et trônant sur ces eaux du Sud-Ouest.
On ne touche pas aux platanes.
Nous n’étions pas les premiers à longer les canaux. Jadis, ormeaux et peupliers menaient la danse. Mais fragiles, ils n’ont su résister. Et courbant la cime, ils se sont inclinés face à Dame Nature. Nous, plus résistants, nous voilà ! Nous sommes sacrés ! En juin, même l’anguille le sait et, pour échapper aux pêcheurs affamés, elle s’entoure autour de nos racines immergées car elle sait que nous sommes là pour la sauver.
Parfois, à la lueur d’un brin de lumière, il nous arrive de voir ce qui se trame sous la surface. Dans les profondeurs du Canal, les brochets et les sandres circulent prudemment. Certains poissons plus fougueux tentent le diable et jouent avec l’hameçon baigné de sang ou d’un carré de lard fraichement piqué. C’est en automne, que nos amis carnassiers retrouvent un semblant de sérénité. Les péniches, moins nombreuses, laissent l’eau se troubler et offrent aux occupants une verte et douce couverture les protégeant ainsi du regard insistant des pécheurs du coin.
Sur le bord des chemins de halage, on entend parfois le cri de la poule d’eau appelant ses petits. Quelle chance ont-ils de partager leur vie ensemble. Ma mère est partie et me voilà seule à attendre, orpheline.
Me voilà à espérer être démembrée, que dis-je, être débranchée pour voguer vers la liberté. Mais mon impatience ne voile pas mon esprit et je sais la chance que j’ai. Celle d’être née du bon côté. Combien de mes aïeux sont tombés sur le quai ou sur le vieux trottoir usé ?
Et c’est ce que le sort a réservé à mon vieux père. Un soir, le vent s’est levé.
D’un coup d’un seul, telle une armée terrassée par l’ennemi, des têtes sont tombées. Notre platane dénudé n’a su retenir ses vaillants guerriers.
On l’appelle le vent des fous. Ça volait dans tous les sens. Mon père, à bout de force, n’eut pas d’autre choix que de céder. Il échoua sur le quai parmi un tas de feuilles mortes depuis fort longtemps. Un carnage, un cimetière pour fin. Quelle tristesse. Quelle honte. Accablé, il n’osa lever les yeux vers nous. C’était un dimanche. L’après-midi même, le vent décida d’arrêter sa funeste ronde. Et quand le vent se calme, ici, les dimanches, les quais se peuplent. Les enfants jouent, crient, les amoureux bécotent. Les chiens tentent en vain de courser les pigeons et les ragondins se prélassent au soleil.
Jadis, les ouvriers chargeaient et déchargeaient les péniches. Les dames les observaient tenant fièrement leur ombrelle de dentelle. Pressées par leur corset de coton, elles retenaient leur souffle et espéraient voir dans ces marchandises fraîchement mises à quai, de nouveaux tissus ou de belles robes déjà brodées.
Plus loin, les enfants courent à en prendre haleine. Car quand le vent se calme, les pitchous toulousains prennent le relais. De leurs jambes agitées, ils soulèvent gaiement les tas de feuilles et ça valse sur les quais. Voilà que mon père et ses compagnons d’infortune se retrouvent à danser entre les jambes de ces infatigables chérubins. L’un d’eux se penche vers le tas de feuilles.
Le genou esquinté par les glissades sur les quais de La Daurade, le regard coquin, il se saisit d’une feuille et la glisse fougueusement dans la poche de son short usé.
J’étais beaucoup trop loin, perché sur mon arbre, pour voir s’il avait choisi mon père. Je me plais à le croire. J’imagine les jours suivants, l’enfant brandissant fièrement cette feuille majestueuse et criant « j’ai trouvé le roi du Canal ». Et, décidé à préserver son trésor de pirate toulousain, il la glisserait entre les feuilles d’un livre de botanique. Ou peut-être simplement dans un vieux cahier d’écolier.
Comme je suis moquée. Huée par ces vieilles branches qui me disent qu’une feuille est destinée à tomber et non pas à rêver.
Mais moi je rêve du grand voyage. Je rêve des canaux et de la brume matinale qui les habille de sa robe blanche et fragile. Je rêve de ces écluses qui vous enferment et puis subitement vous lâchent un peu plus bas. Je rêve de ces compagnons que je croiserai fièrement. Flottant sur mon eau toulousaine, je leur crierai que je ne crains pas la Garonne. Que, oui, notre Canal est notre pays mais loin de vouloir finir figée sous la glace hivernale, je veux voguer vers le fleuve. Je veux quitter ces eaux calmes et vivre la grande aventure.
Le soleil se couche. Et pourtant ma robe garde sa couleur dorée. Le vent s’approche. Il réveille les vieilles branches endormies sur l’autre côté du quai. Traversera-t-il la berge ? Me fera-t-il l’honneur de m’emporter dans ses bras d’autan ? Je sens que oui ! Il me chatouille. Me voilà prête. Douces eaux toulousaines attendez-vous au spectacle ! J’arrive !
FIN
Virginie LLOYD